Quatorze

Avant qu’il quitte la cité, le Sujet avait mené une vie répétitive alternant travail, sommeil, et assemblées de nourriture. Ce cycle avait plongé Marguerite dans le désarroi en lui rappelant le concept hindou de kalpa, le cercle sacré, le retour éternel.

Mais cela avait changé.

Et ce changement avait transformé le cercle en quelque chose de différent : il était devenu un récit. Une histoire, pensa Marguerite, avec un début et une fin. Voilà pourquoi il fallait à tout prix garder l’Œil braqué sur le Sujet, en dépit de l’opinion des membres les plus cyniques d’Interprétation. « Le Sujet n’est plus représentatif », affirmaient-ils. Mais c’était justement ce qui le rendait si intéressant. Le Sujet était devenu un individu, davantage que la somme de ses fonctions dans la société aborigène. Le Sujet se trouvait de toute évidence confronté à une espèce de crise dans sa vie, et Marguerite ne pouvait supporter l’idée de ne pas suivre cette crise jusqu’à son terme.

Y compris jusqu’au décès du Sujet, si on en arrivait là. Ce qui n’avait rien d’impossible.

Elle avait eu assez tôt l’idée de coucher par écrit l’odyssée du Sujet, non sous forme d’analyse, mais comme ce qu’elle était devenue : une histoire. Pas pour la publier, bien entendu. Elle violerait les protocoles de l’objectivité, se livrerait de manière consciente ou non à toutes sortes d’anthropomorphismes. De toute manière, elle n’écrivait pas, du moins, pas ce genre de choses. Ce serait pour sa seule satisfaction personnelle… et parce qu’elle croyait que le Sujet le méritait. Après tout, ils s’étaient immiscés dans une existence véritable. L’intimité de l’écriture permettrait à Marguerite de lui rendre la dignité qu’ils lui avaient volée.

Elle entama le projet dans un cahier d’écolier bleu à spirale. Tess (revenue l’avant-veille de chez son père après un Noël décevant) dormait et Chris, en bas, mettait la cuisine en désordre ou pillait la bibliothèque. C’était un moment précieux, sanctifié par le silence. Un moment durant lequel elle pouvait pratiquer sa magie noire préférée : l’empathie. Et admettre de son plein gré qu’elle se souciait du sort de cette créature si inconnaissable et si intimement connue.

 

Les derniers jours du Sujet dans la cité furent perturbés et décousus [écrivit Marguerite].

Il se rendait à l’heure habituelle à son poste de travail, mais ses assemblées de nourriture se firent plus brèves et plus sommaires. Il descendait lentement les marches du puits de nourriture, et dans le faible éclairage des assemblées vespérales, il prenait moins de produits agricoles que d’habitude. Il passait plus de temps à racler les pousses en forme de moisissures sur les parois humides du puits pour en sucer le résidu sur ses pinces nutritionnelles.

Il s’agit en temps normal d’une période d’intense interaction sociale et les puits étaient bondés, mais le Sujet restait la tête tournée vers la paroi rocheuse et n’effectuait qu’un nombre minimal de ses gestes de signalisation visibles (ondulation de cils, mouvements de tête).

Son sommeil était perturbé aussi, ce qui par contrecoup sembla déranger les petites créatures qui, durant la nuit, s’abreuvaient à ses mamelles à sang.

La place que tiennent dans la culture ou l’écologie du Sujet ces animaux logeant dans les murs n’est pas claire. Peut-être s’agit-il de parasites, mais le fait qu’ils soient tolérés par tous laisse plutôt penser à des symbiotes ou même à une étape du cycle de reproduction. Peut-être, en se nourrissant ainsi, stimulent-ils des réactions immunitaires souhaitables… c’est du moins une théorie parmi d’autres. Peu avant son départ, toutefois, ces créatures semblèrent dégoûtées par le Sujet endormi. Elles le goûtèrent, s’en éloignèrent, revinrent effectuer une nouvelle tentative qui donna le même résultat. Dans le même temps, le Sujet, agité, bougeait plusieurs fois et d’une manière qui ne lui ressemblait pas au cours de la nuit.

Il passa sa dernière nuit dans la ville à veiller du haut d’un balcon à l’extérieur de la tour collective dans laquelle il résidait. Il est tentant de voir dans ces comportements à la fois solitude et détermination. [Tentant mais interdit, songea Marguerite.] La vie du Sujet avait changé, c’était évident, et peut-être pas en mieux.

Puis il quitta la ville.

Cela ressembla à une décision spontanée. Par un limpide matin bleu, il quitta son terrier et sa tour pour sortir directement par le portail oriental de la cité aborigène. Au soleil, sa peau épaisse luisait comme du cuir poli. Le Sujet était d’une nuance de rouge mat sur la plus grande partie du corps et d’un rouge foncé virant au noir aux articulations principales, et sa crête dorsale jaune se dressait comme une couronne flamboyante pendant qu’il marchait.

Une immense superficie agricole entoure la cité. Canaux et aqueducs charrient de l’eau d’irrigation depuis les montagnes enneigées du Nord. Une énorme quantité s’évapore en chemin dans l’atmosphère sèche et ténue, mais le filet qui reste suffit à alimenter des avenues de plusieurs kilomètres de plantes succulentes. Ces plantes, à la peau épaisse et de couleur vert olive, se divisent en quelques types de base assez similaires. Elles ont une tige robuste, des feuilles aussi larges que des assiettes et aussi épaisses que des pancakes. Plus hautes que le Sujet, elles projetaient diverses ombres sur lui tandis qu’il marchait.

Le Sujet suivit la route de terre battue, une large avenue bordée de rigoles de drainage et de verdoyantes cultures estivales. Il n’eut pas la moindre interaction sociale ni avec les ouvriers tachés de sève dans les champs, ni avec les piétons qu’il croisa en chemin. Peu après avoir quitté la ville, il obliqua vers une terre cultivée, où les ouvriers agricoles l’ignorèrent tandis qu’il assemblait plusieurs grandes feuilles d’une plante arrivée à maturité, les enveloppait dans une feuille encore plus large mais plus plate, et enfonçait le tout dans une poche de son abdomen inférieur. Un pique-nique ? Ou des provisions pour un long voyage ?

Pendant la plus grande partie de la matinée, il fut obligé de marcher sur la partie la moins occupée de la route, à l’écart de la circulation. À en croire les cartes planétaires préparées avant que les O/BEC se consacrent à un seul Sujet, cette route continue vers l’est dans les terres arides sur presque cent kilomètres, puis met le cap au nord pour traverser une chaîne de petites montagnes (les contreforts d’une chaîne plus élevée) et repartir vers l’est jusqu’à ce que, après quelques centaines de kilomètres de hautes plaines parsemées de végétation, elle atteigne une autre cité aborigène, l’agglomération urbaine encore anonyme située à 33° de latitude et 42° de longitude. 33/42 est une ville plus petite que celle du Sujet, mais un partenaire commercial régulier.

De gros camions passaient dans les deux sens, énormes plates-formes équipées de moteurs simples mais efficaces et perfectionnés, qui roulaient sur d’immenses rouleaux massifs et non sur des roues. (Peut-être avons-nous affaire là à un exemple d’efficacité aborigène. Les camions entretiennent les routes de terre battue rien qu’en les empruntant.) Il y avait aussi beaucoup de piétons, des paires, des triades et des groupes plus importants d’individus se dandinant. Mais aucun autre solitaire. Un voyage exceptionnel impliquait-il une destination exceptionnelle ?

À la mi-journée, le Sujet atteignit la fin des terres cultivées. La route s’élargit et les haies de plantes succulentes disparurent. L’horizon était plat face à lui et montagneux au nord. Les montagnes tremblotaient dans les vagues de chaleur montante. Lorsque le soleil atteignit son apex, le Sujet s’arrêta pour déjeuner, il quitta la route et gagna à quelques centaines de mètres de là une formation ombragée de grandes roches basaltiques, ou il urina en abondance sur le sol sableux avant d’escalader un des socles rocheux pour se tenir face au nord. L’atmosphère entre le Sujet et les montagnes était blanche de poussière en suspension, et les sommets neigeux semblaient flotter au-dessus du bassin désertique.

Peut-être se reposait-il, peut-être sentait-il l’air ou planifiait-il la prochaine étape de son expédition. Il resta immobile près d’une heure. Puis il revint sur la route reprendre son voyage, ne s’arrêtant que pour boire l’eau d’un fossé.

Il traversa l’après-midi à une allure régulière. À la tombée de la nuit, il avait dépassé les dernières traces d’agriculture – de vieux champs désormais en friche, des canaux d’irrigation comblés et cachés par du sable soufflé par le vent – et pénétré dans le bassin désertique séparant les montagnes du nord et la mer bien plus au sud. La circulation automobile, diurne, avait cessé pour la journée. Il se retrouvait seul, et son pas ralentit avec l’approche de la nuit. La soirée était d’une limpidité inhabituelle. Une petite lune monta rapidement depuis l’est et le Sujet chercha un endroit pour dormir.

Une exploration de plusieurs minutes lui permit de découvrir une dépression sablonneuse à l’abri d’un affleurement rocheux. Il s’y recroquevilla en position quasi fœtale, protégeant ses surfaces ventrales de l’air de plus en plus froid. Son corps s’assoupit pour se figer dans son habituelle catatonie nocturne.

Lorsque la lune eut traversé les trois quarts du ciel, un certain nombre de petites créatures insectoïdes sortirent d’un nid caché dans le sable. Elles furent immédiatement attirées par le Sujet, peut-être par son odeur ou par le rythme de sa respiration. Elles étaient plus petites que les symbiotes nocturnes de sa ville natale, avec un renflement thoracique distinct et deux paires de pattes supplémentaires. Mais elles se nourrirent de la même manière, et sans hésitation, aux mamelles à sang du Sujet.

Elles s’y trouvaient toujours (repues, peut-être) lorsque le Sujet s’éveilla aux premières lueurs de l’aube. Certaines restèrent accrochées à son corps lorsqu’il se leva. Soigneusement, méticuleusement, le Sujet les détacha et les jeta. Les créatures restèrent immobiles mais intactes jusqu’à ce que le soleil leur réchauffe le corps, et retournèrent alors s’enfouir dans le sable, leur queue en éventail rose disparaissant avec un moulinet.

Le Sujet se remit à suivre la route.

 

Lorsqu’elle relut ses premiers paragraphes, Marguerite ne fut pas satisfaite par ce qu’elle avait écrit.

Non parce que c’était incorrect, même si cela l’était, bien entendu – d’une scandaleuse et délicieuse incorrection. Les erreurs d’attribution pullulaient. Les spécialistes en sciences sociales en seraient choqués. Mais elle en avait assez de l’objectivité. Son propre projet, son projet personnel, était de se mettre à la place du Sujet. Quel autre moyen les êtres humains avaient-ils de se comprendre ? « Voyez cela de mon point de vue », disaient les gens. Ou : « Si j’étais à votre place… » C’était un acte d’imagination si commun qu’il en devenait invisible. On considérait les gens qui ne pouvaient pas ou ne voulaient pas le faire comme des psychotiques ou des sociopathes.

Mais quand on regarde les aborigènes, pensa Marguerite, on est censés simuler l’indifférence. Adopter une attitude distante presque puritaine dans son austérité. Est-ce vice de ma part d’admettre me soucier que le Sujet vive ou meure ?

La plupart de ses collègues répondraient oui à cette question. Marguerite caressait l’idée hérétique qu’ils pouvaient se tromper.

Toujours était-il que le récit passait à côté de quelque chose. Elle avait du mal à savoir quoi dire ou, en particulier, comment le dire. Pour qui écrivait-elle ? Pour elle seule, ou bien avait-elle un lectorat en tête ?

Deux semaines avaient passé depuis que le Sujet avait quitté la ville – depuis le soir où Tess s’était si méchamment coupé la main. Si elle continuait ce récit, il y aurait encore beaucoup de choses à écrire. Seule dans son bureau, Marguerite se tenait penchée sur son cahier, mais penser à Tess lui fit relever la tête pour écouter les bruits nocturnes de la maison.

En bas, Chris ne dormait toujours pas. Il s’était fait sa place dans la maison. Il couchait au sous-sol, passait la plus grande partie de la journée à l’extérieur, dînait au Sawyer’s et utilisait en général la cuisine et le salon une fois Tessa au lit. Une présence discrète, parfois même réconfortante. (Là : le bruit de la porte du réfrigérateur, le raclement d’une assiette.) Chris avait toujours l’air affligé lorsqu’il travaillait, comme un homme qui se battait avec désespoir pour rattraper un enchaînement d’idées qui venait de lui échapper. Mais il travaillait souvent sans interruption jusque tard dans la nuit.

Et il l’avait aidée pour Tess. Plus qu’un peu. Chris n’était pas de ces adultes qui traitaient les enfants avec condescendance ou essayaient de les impressionner. Il semblait à l’aise avec Tessa, lui parlait volontiers, ne s’offensait pas de ses silences ou bouderies sporadiques. Il n’avait pas fait tout un plat des problèmes de Tessa.

Qui semblait d’ailleurs un peu plus heureuse depuis son arrivée.

Mais cet accident où elle s’était blessé la main ne manquait pas d’inquiéter Marguerite. Tess avait tout d’abord affirmé s’être appuyée un peu trop fort sur la fenêtre, mais Marguerite ne s’y trompait pas : une vitre, la nuit, dans une pièce éclairée, reflétait les images avec autant d’efficacité qu’un miroir.

Et ce n’était pas le premier miroir que brisait Tess.

Elle en avait cassé trois à Crossbank. Le psy avait parlé de « colère inexprimée », mais Tess ne décrivait jamais la Fille-Miroir sous un jour hostile ou effrayant. Elle brisait les miroirs, disait-elle, parce qu’elle en avait assez des apparitions inopinées de la Fille-Miroir – « J’aime me voir moi quand je regarde dans un miroir. » La Fille-Miroir était importune, souvent gênante, fréquemment agaçante, mais on ne pouvait la qualifier de cauchemar absolu.

C’est à cause du sang que cet épisode avait semblé tellement plus horrible.

Marguerite avait interrogé Tess le lendemain. Un peu somnolente à cause des analgésiques, la fillette était restée alitée tout l’après-midi, en jetant de temps à autre un coup d’œil à un livre mais sans lire longtemps, par manque de concentration. Marguerite s’était assise au bord de son lit. « Je croyais qu’on en avait fini avec ça. Avec les choses cassées. » Sans accuser. Juste d’un ton curieux.

« Je me suis appuyée sur la fenêtre », avait répété Tess, mais elle avait dû sentir le scepticisme de sa mère car elle avait soupiré et ajouté d’une petite voix : « C’est juste qu’elle m’a prise par surprise.

— La Fille-Miroir ? »

Hochement de tête.

« Elle est revenue, ces derniers temps ?

— Non », avait répondu Tess. Puis : « Pas beaucoup. C’est pour ça que ça m’a surprise.

— Tu as pensé à ce que le Dr Leinster a dit à Crossbank ?

— La Fille-Miroir n’est pas réelle. C’est un peu comme une partie de moi-même que je ne veux pas voir.

— Tu penses que c’est ça ? » Tess avait haussé les épaules.

« Eh bien, qu’est-ce que tu en penses vraiment ?

— Je pense que si je ne veux pas la voir, pourquoi est-ce qu’elle n’arrête pas de revenir ? »

Bonne question, n’avait pu s’empêcher de penser Marguerite. « Elle te ressemble toujours ?

— Elle est exactement comme moi.

— Alors comment tu sais que c’est elle ? » Tess haussa les épaules. « Les yeux.

— Qu’est-ce qu’ils ont, ses yeux ?

— Trop grands.

— Qu’est-ce qu’elle veut, Tess ? » Elle avait espéré que sa fille n’entendait pas le soupçon d’appréhension dans sa voix. Le nœud dans sa gorge. Quelque chose ne va pas chez ma fille. Mon bébé.

« Je crois qu’elle veut juste que je fasse attention.

— À quoi, Tess ? À elle ?

— Non, pas seulement à elle. À tout. À tout, tout le temps.

— Tu te souviens de ce que le Dr Leinster t’a appris ?

— À me calmer et à attendre quelle s’en aille.

— Ça marche encore ?

— Je crois. Des fois, j’oublie. »

Le Dr Leinster avait dit à Marguerite que les symptômes de Tessa étaient inhabituels mais bien loin du genre de délire systématique pouvant indiquer une schizophrénie. Pas de sautes d’humeur drastiques, pas de comportement agressif, une bonne orientation temporelle et spatiale, un affect émotionnel un peu en sourdine mais dans la norme, un aperçu raisonnable de son problème, pas de déséquilibre neurochimique flagrant. Toutes ces conneries psychiatriques pour en revenir au dernier et banal verdict du Dr Leinster : Ça finira sans doute par lui passer avec le temps.

Mais le Dr Leinster n’avait pas eu à laver le pyjama plein de sang de Tessa.

Marguerite revint à son journal de bord. À son acte illicite de narration. Ce n’était toujours pas à jour : il n’y avait rien sur les Ruines de la Route Orientale, par exemple… mais cela suffisait pour la soirée.

En bas, elle trouva les lumières encore allumées. Assis dans la cuisine, la chaise inclinée en arrière et les pieds sur une autre, Chris mangeait une tartine de pain de seigle en feuilletant le numéro de septembre de la Revue d’astrogéologie. « Je descends juste boire un dernier verre, dit Marguerite. Ne vous dérangez pas pour moi. »

Jus d’orange avec un trait de vodka, ce qu’elle prenait quand elle se sentait trop agitée pour dormir. Comme ce soir-là. Elle s’assit sur une troisième chaise et posa ses pieds en pantoufles à côté de ceux de Chris. « La journée a été longue ? demanda-t-elle.

— J’ai eu une autre réunion avec Charlie Grogan à l’Œil.

— Et comment Charlie prend-il tout ça ?

— Le blocus ? Il ne s’en soucie pas trop, bien qu’il dise nourrir Boomer avec du bœuf haché, ces temps-ci. Les camions n’apportent pas de nourriture pour chien. C’est surtout l’Œil qui l’inquiète.

— Pourquoi ?

— Ils ont eu une autre petite cascade d’incidents techniques pendant ma visite.

— Vraiment ? Je n’ai pas eu de mémo à ce sujet.

— Charlie dit qu’il s’agit juste des pépins habituels, mais qu’ils en ont de plus en plus souvent – des sautes de puissance et des irrégularités dans les E/S. Je pense que ce qui le gêne vraiment, c’est la possibilité que quelqu’un débranche la prise. Il prend soin de ces O/BEC depuis si longtemps qu’il les considère comme ses enfants.

— C’est n’importe quoi, dit Marguerite, toutes ces histoires sur l’arrêt de l’Œil. » Mais elle-même ne se trouvait pas très convaincante. Elle fit une tentative maladroite pour changer de sujet. « Vous ne parlez pas souvent de votre travail. »

Elle avait déjà vidé la moitié de son verre et sentait l’alcool se frayer un chemin dans son corps à une vitesse ridicule, l’endormant, l’enhardissant.

« J’essaye de le tenir à distance de Tess et de vous. Je vous suis reconnaissant de me laisser loger ici. Je ne veux pas répandre mes ennuis.

— Pas de problème. On se connaît depuis quoi, maintenant, plus d’un mois ? Mais je suis presque certaine que tout ce qu’on raconte sur votre livre n’est pas vrai. Vous ne m’avez l’air ni malhonnête ni méchant.

— Malhonnête et méchant ? C’est ce qui se dit ? »

Marguerite rougit.

Mais Chris souriait. « J’ai déjà entendu tout ça, Marguerite.

— J’aimerais lire votre livre, un jour.

— Impossible de le télécharger, depuis le blocus. Ce qui m’avantage peut-être. » Son sourire perdit de sa conviction. « Je peux vous donner un exemplaire.

— Avec plaisir, merci.

— Merci à vous pour ce vote de confiance. Marguerite ?

— Oui ?

— Ça vous dirait de m’accorder une interview ? Sur Blind Lake, la quarantaine, votre place dans cette histoire ?

— Oh ! mon Dieu. » Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il dise cela. Mais qu’est-ce qu’elle s’était attendue à ce qu’il dise, au juste ? « Eh bien, pas ce soir.

— Non, pas ce soir.

— La dernière fois qu’on m’a interviewée, c’était pour le journal du lycée. Sur mon projet de science.

— Un bon projet ?

— Premier prix. Celui qui permet de décrocher une bourse. Tout sur l’ADN mitochondrial – à l’époque, je croyais vouloir devenir généticienne. Un truc plutôt lourd pour une fille de pasteur. » Elle bâilla. « Il faut vraiment que j’aille me coucher. »

Sur une impulsion – ou peut-être à cause de l’alcool –, Marguerite posa sa main sur la table, la paume vers le haut. Un geste qu’il était en droit d’ignorer. Et il n’y aurait pas de mal à cela.

Chris regarda sa main, peut-être quelques secondes de trop. Puis il la couvrit de la sienne. De bon cœur ? À contrecœur ?

La sensation de sa paume contre la sienne plut à Marguerite. Aucun homme adulte ne lui avait tenu la main depuis qu’elle avait quitté Ray, qui n’était déjà pas trop du genre à tenir la main. Elle s’aperçut qu’elle ne pouvait pas regarder Chris dans les yeux. Elle laissa ce moment s’éterniser, puis retira sa main avec un sourire penaud. « Faut que j’y aille, dit-elle.

— Bonne nuit, dit Chris Carmody.

— Vous aussi », lui répondit-elle en se demandant dans quoi elle se fourrait.

 

Avant de se coucher, elle alla regarder une dernière fois les images transmises en direct par l’Œil.

Il ne se passait pas grand-chose. Le Sujet continuait son odyssée entamée deux semaines plus tôt. Il était loin sur la Route Orientale, avançait d’un pas ferme dans un autre matin. Sa peau semblait chaque jour plus terne, mais c’était sans doute à cause de la poussière ambiante. Il n’avait pas plu depuis des mois, ce qui n’avait toutefois rien d’inhabituel l’été à ces latitudes.

Même le soleil semblait briller moins fort, jusqu’à ce que Marguerite s’aperçoive que la brume était ce jour-là d’une épaisseur inaccoutumée, et encore plus épaisse au nord-est, presque comme si une ligne de grains approchait. Elle pourrait sans doute interroger Météorologie à ce sujet. Demain.

Enfin, avant de se coucher, elle jeta un coup d’œil dans la chambre de Tessa.

Celle-ci dormait à poings fermés. À côté du lit, la réparation bricolée par Chris avec du plastique et du placage recouvrait toujours la vitre cassée, permettant à la pièce de garder une chaleur confortable. L’obscurité à l’extérieur comme à l’intérieur. Les miroirs par chance vides. Pas d’autres bruits que la respiration tranquille de Tessa.

Et dans la quiétude de la maison, Marguerite comprit pour qui elle écrivait ce récit. Pas pour elle-même. Certainement pas pour les autres scientifiques. Ni pour le grand public.

Elle l’écrivait pour Tess.

C’était une prise de conscience stimulante, qui chassait toute possibilité de trouver le sommeil. Elle revint dans son bureau, alluma la lampe et ressortit le cahier. Elle l’ouvrit et écrivit :

 

Il y a plus de cinquante ans, sur une planète si distante qu’aucun être humain en vie ne peut espérer s’y rendre un jour, existait une ville de roche et de grès. Elle était aussi grande que n’importe laquelle de nos grandes villes, et ses tours s’élevaient haut dans l’atmosphère sèche et ténue de ce monde. Elle était construite sur une plaine poussiéreuse surplombée par de hautes montagnes dont les sommets restaient enneigés même durant le long été. Quelqu’un vivait là, quelqu’un qui, quoique pas tout à fait humain, n’en était pas moins une personne, à sa manière très différente de nous mais très semblable par certains côtés. Le nom que nous lui donnions était « le Sujet »…

 

Blind Lake
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